dimanche 19 février 2012

De maison en maison… Mais quelles maisons ?


Sujette à controverse, cette question a été débattue plusieurs fois par le Collège Central des Témoins de Jéhovah dans les années 70. Le modèle apostolique pose-t-il réellement un modèle à la prédication de porte en porte des Témoins ? Un membre du Collège Central de l’époque, rédacteur de plusieurs ouvrages publiés par la Watchtower, se souvient de la manière dont ce sujet a été traité lors des réunions de l’"Esclave Fidèle et Avisé".
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En 1972, quand un nouveau livre Organisés pour prêcher le Royaume et faire des disciples fut mis en préparation, je fus désigné pour en préparer un tiers, dont le chapitre intitulé " Votre service pour Dieu ". Durant ma vie de Témoin de Jéhovah, j’ai été actif dans le service de porte en porte, et j’ai continué à l’être alors que j’étais au Collège Central et après ma démission en 1980. Je me suis efforcé d’avoir part à cette activité chaque mois pendant quarante-trois ans d’activité, visitant littéralement des dizaines de milliers de maisons à cette époque. Les quelques mois où je ne participai pas à cette activité furent une rare exception.

(…)

Que le Christ et ses apôtres aient visité les gens dans leurs maisons est clairement évident, indéniable. Mais qu’ils l’aient fait en allant de porte en porte n’est nulle part indiqué dans les Écritures. En toute conscience, je ne pouvais pas employer les textes de Actes 5:42 et Actes 20:20 comme on me le demandait. Aussi dans le manuel, je présente les visites de porte à porte comme un moyen effectif d’atteindre les gens, mais nullement comme quelque chose de bibliquement requis.


Ce que j’écrivis fut soumis à Karl Adams. Karl qui le lut, l’approuva, et le transmit au président. Le manuel entier fut plus tard soumis au Collège Central pour discussion. Le fait d’appliquer ces deux textes à la visite consécutive d’une porte après l’autre fut finalement discuté et voté. Le chapitre fut finalement approuvé - à l’unanimité - par le Collège Central, composé de onze membres.

Les choses en sont restées là plusieurs années. Durant les trois premières, les Témoins de Jéhovah ont connu leur plus grand accroissement, puis au début de l’année 1976, il se produisit une chute sévère tant dans l’accroissement que dans l’activité générale. Il était on ne peut plus évident que cette baisse était due au fait que les grandes attentes suscitées par les publications de la Watch Tower pour l’année 1975 ne s’étaient pas réalisées.

Cependant, quelques membres de l’équipe de rédaction trouvèrent qu’il était maintenant urgent de réintroduire l’idée que les textes des Actes supportaient le point de vue que l’activité de porte en porte était “vitale” pour prêcher la bonne nouvelle et fondamentale pour le Christianisme.

Sam Buck, du bureau de la rédaction, soumit un article essayant de soutenir ce point de vue, l’article étant intitulé “Comment Jésus et ses disciples prêchaient-ils?” Le comité de rédaction du Collège Central, dont je faisais partie, discuta de ce point dans une de nos réunions hebdomadaires. Karl Adams, bien que n’étant pas membre du Collège Central, était présent en qualité de secrétaire du Comité de Rédaction. Parmi les commentaires, l’avis de Karl fut que l’article “semblait essayer de contourner les Écritures pour adapter une idée préconçue.”

J’avais demandé précédemment à un membre de longue date de l’équipe de rédaction de rédiger ses commentaires sur le sujet développé (il est encore membre du comité de rédaction. Il ne fait pas de doute qu’il serait inquiété si son nom était donné ici. Je n’ai pas non plus de doute qu’il ait gardé le même point de vue maintenant). Il écrivit :

“ J’ai le sentiment que par le ton de l’article, nous sommes en train de faire dire aux Écritures quelque chose qu’elles ne disent pas ; nous travaillons les textes pour leur faire dire ce que nous voulons qu’ils disent… Je pense que nous oublions un point important dans tout cela. Chacun doit louer Dieu, prêcher. Le faire est ce qui est vital, pas comment ça doit être fait. Si les premiers Chrétiens n’allaient pas de porte en porte, cela ne signifie pas que nous ne devons pas le faire. S’ils le faisaient cela ne signifie pas que nous devons le faire. Ils allaient dans les synagogues, nous n’allons pas dans les églises. Nous avons des assemblées internationales, il n’y a aucune indication qu’ils en avaient. Qu’est ce qui force à aller dans ce sens? Qu’est ce qui fait du porte à porte une pierre de touche? Le but est d’atteindre les gens. Le comment n’est pas important, aussi longtemps que l’on témoigne aux gens de l’amour et de l’aide. ”
  
Il n’y avait pas l’unanimité parmi les cinq membres du comité de rédaction, aussi le sujet fut-il présenté au Collège Central tout entier. Dans l’espoir que la discussion puisse se fixer et être dirigée principalement par les Écritures elles-mêmes, je fis l’effort de rechercher, dans les récits des quatre Évangiles et des Actes, tous les exemples relatifs à quelque activité qui avait un rapport avec la prédication ou le “témoignage”, puis je réduisis mes trouvailles à un tableau de douze pages. Je fis aussi un tableau comparatif de 27 traductions avec leur manière de rendre Actes 2:46 et 20:20 [Cf note 1] . Une copie de ces deux tableaux fut présentée à chacun des membres du Collège Central. (…) La place nous manque pour présenter les douze pages du second tableau mais la première page est ici présentée comme un exemple de son contenu.

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Dans ce tableau complet retraçant “ l’activité de témoignage ”, environ 150 épisodes distincts de “ témoignages ” sont cités (…). Dans tous ces récits, il n’y a pas un seul exemple montrant Jésus, un des apôtres ou disciples allant d’une porte à la porte suivante ou même allant d’une maison à une autre maison. Peut-être est-ce pour cette raison que, en dépit de son caractère complet, le tableau ne fut même pas discuté par le Collège Central, à part une ou deux références indirectes. Par contre, la discussion se concentra sur l’utilisation de la phrase de “de maison en maison” trouvée dans les deux textes familiers de la Traduction du Monde Nouveau du livre des Actes.

(…)

Je fis tout au long de la session des tentatives soutenues pour attirer l’attention sur les Écritures elles-mêmes, mais la discussion ne s’arrêta pas suffisamment sur un point pour un examen minutieux.

Toute la discussion biblique se concentra presque entièrement sur l’exactitude de la traduction “de maison en maison” d’Actes 5:42 et 20:20, dans la Traduction du Monde Nouveau. Le Président Fred Franz la défendit tout particulièrement. En réalité ni moi, ni personne d’autre, n’avons rejeté ou même critiqué cette interprétation.


La véritable question était : que signifie ici “de maison en maison” ? Est-elle synonyme de l’expression “de porte en porte” employée par les Témoins ? Ou a-t-elle simplement le même sens que “ maisons privées, mots employés par la Traduction du Monde Nouveau pour rendre la même phrase grecque en Actes 2:46 [Cf note 1] ? J’ai attiré l’attention sur ce point à différents moments de la discussion.

Puisque que Fred Franz était en fait le traducteur de la Traduction du Monde Nouveau, j’étais sûr qu’il réalisait que cette même phrase grecque (kat’oikon) était aussi utilisée quatre fois en référence à des lieux de réunions de croyants chrétiens dans les maisons de certains disciples (voir la Kingdom Interlinear Translation à Romains 16:5 ; I Corinthiens 16:19 ; Colossiens 4:15 ; et Philémon 2). Dans ces versets, il avait rendu la proposition grecque par “ dans leurs maisons ”, “ dans sa maison ”, “ dans vos maisons ”. Alors que très clairement la préposition kata n’est pas utilisée au sens ‘distributif’ dans ces textes, il n’en est pas moins vrai que son emploi illustre le fait que la phrase fait référence à des maisons privées de disciples.

Aussi, dans un effort évident pour faire admettre que - peu importe la manière dont la phrase est rendue - la question importante était de faire comprendre clairement le sens qu’on voulait lui donner,  je me suis finalement senti poussé à poser une question directe à mon oncle, en disant :

“ Est-ce que frère Fred Franz croit réellement que la phrase ‘de maison en maison’ comme on la trouve dans ces versets [Actes 5:42 ; 20:20] signifie réellement ‘aller de porte en porte’, d’une porte à une autre porte ? J’apprécierais qu’il s’exprime lui-même là-dessus. ”

Le président, Karl Klein, se tourna vers lui et dit :

“ Eh bien, frère Franz ? ”

Lequel répondit en commençant par ces mots :

“ Oui, je crois que cela peut le signifier. ”

Notez l’utilisation du mot ‘peut’ et non ‘doit’. Puis il continua :

“ Par exemple, en allant dans une maison Paul a pu entrer par la porte principale et, après sa discussion, il peut être sorti par la porte arrière, et ainsi, il serait allé de porte en porte. ”

Un grand nombre de membres éclatèrent de rire.

Mais le fait est que sa déclaration n’avait pas pour but de faire rire - elle était faite avec sérieux. Je dis cela, pas simplement parce que je connais mon oncle depuis plus d’un demi-siècle, y compris sa manière de parler quand il est délibérément humoristique, sarcastique ou même facétieux. Ce n’était pas une remarque désinvolte faite dans une conversation informelle.

Le président de la société savait que la question était directement dirigée vers le point central qui avait démarré notre longue conversation. Il parla de propos délibéré et avec un ton appelant à la raison, il ne donna pas la moindre indication permettant de considérer son explication autrement que comme raisonnable.

Je fus abasourdi, car il me semblait incroyable qu’une telle réponse puisse être faite pour clarifier la question cruciale d’une discussion qui durait depuis des heures. Pendant la conversation, Karl Klein avait fait cette remarque :

Freddie peut rationaliser toute chose ”.

Mais je me creuse encore les méninges pour comprendre comment un homme intelligent a pu donner un raisonnement si évasif et tiré par les cheveux, au point de provoquer le rire de ses compagnons, membres du Collège Central. Mais ce fut la seule réponse que j’eus à ma question. 

J’avais demandé aux membres du Collège de considérer les douze pages des preuves scripturales et de mettre en évidence un indice quelconque montrant Jésus, en quelque circonstance que ce soit, en train de poser un modèle pour aller de porte en porte. Cela aussi resta sans réponse.

Peu après ma question adressée à Fred Franz, le Collège Central vota pour que Lloyd Barry supervise l’écriture du rapport qui réintroduisait l’usage des textes mentionnés, soutenant que l’activité de porte à porte devait être faite par les Témoins de Jéhovah.

Treize votèrent pour, quatre contre.

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Note 1

Peu de Témoins savent que la même locution grecque (kat’oikon) traduite par de “de maison en maison” dans Actes 5:42 se rencontre également en Actes 2:46. Voici la présentation de ces versets tels qu’ils sont rendus dans la Traduction Interlinéaire du Monde Nouveau dans la colonne de droite. 

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La Traduction Interlinéaire montre que la même expression, avec le même sens distributif Kata, apparaît dans les deux textes. Cependant en Actes 2:46 la traduction n’est pas " de maison en maison " mais dans " dans des maisons particulières ". Pourquoi ?

Parce qu’il est illogique de penser que les disciples prenaient des repas en allant d’une maison à la suivante en descendant la rue. Etant donné que la Watchtower souhaite qu’un sens particulier soit donné à cette phrase " de maison en maison " (pour légitimer son activité de porte en porte), elle préfère éviter que d'éventuelles questions soient soulevées en traduisant par " de maison en maison " ce passage. Une fois encore, la plupart des Témoins n’ont pas conscience de cette traduction ‘variable’ et la Watchtower préfère ne pas attirer l’attention sur ce point ni en parler ouvertement.

En Actes 20:20, la phrase apparaît de nouveau, bien que le mot " maison " ou " domicile " soit ici au pluriel (kat’oikous) :

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Cette façon dont le texte grec est rendu est encore une fois une décision du traducteur. Le fait est reconnu par le principal traducteur de la Traduction du monde Nouveau, Fred Franz, comme le prouve la note en bas de page rattachée à ce verset dans de nombreuses éditions :

Ou, " dans des maisons privées "



-         Raymond Franz (1922-2010), membre du Collège Central de 1971 à 1980. A la recherche de la liberté chrétienne, chapitre 7 p. 171-177